Covid-19 : L’Autorité de la concurrence assouplit la grille d’analyse applicable aux accords entre concurrents destinés à remédier aux effets de la crise sanitaire

 
April 30, 2021

La pandémie de Covid-19 emporte de lourdes conséquences pour de nombreux secteurs de l’économie. Si les règles de droit de la concurrence restent pleinement applicables même en temps de crise, l’Autorité de la concurrence (l’« Autorité ») est venue récemment préciser les circonstances dans lesquelles des accords potentiellement restrictifs de concurrence sont néanmoins susceptibles, dans ce contexte particulier, de bénéficier d’une exemption à l’interdiction des ententes anticoncurrentielles. 

Le contexte et le cadre juridique

Depuis l’entrée en vigueur du Règlement (CE) n°1/2003 du Conseil de l’Union européenne1, les entreprises n’ont plus la possibilité de notifier leurs accords à la Commission européenne (la « Commission ») mais doivent désormais apprécier elles-mêmes la compatibilité desdits accords avec les dispositions de l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (« TFUE »), qui prohibe les ententes anticoncurrentielles. Elles doivent ainsi supporter les risques inhérents à la mise en œuvre de pratiques pouvant se révéler – postérieurement à leur conclusion – anticoncurrentielles.

La Commission a toutefois, dans le contexte spécifique de la crise sanitaire, publié le 8 avril 2020 une Communication fixant le cadre d’analyse des pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par les entreprises pour lutter face à la pandémie (la « Communication »)2 . Cette Communication réintroduit de manière temporaire la pratique antérieure des « lettres de confort », afin d’aider les entreprises touchées par la crise sanitaire à voir plus clair dans les accords qu’elles souhaiteraient mettre en œuvre pour faire face à la pandémie.

L’Autorité ne dispose pas d’une faculté similaire qui lui permettrait de délivrer des lettres de confort au sens strict du terme. Néanmoins, deux possibilités lui sont ouvertes pour aider les entreprises qui en font la demande à évaluer leurs accords au regard du droit de la concurrence. D’une part, l’Autorité a, dès avril 2020, accepté de répondre de manière informelle aux sollicitations qui ont pu lui être adressées par les acteurs économiques3. D’autre part, la procédure d’Avis prévue aux articles L.462-1 et suivants et R.462-1 et suivants du Code de commerce lui permet d’émettre un avis formel sur l’application du droit de la concurrence à des situations particulières, sur saisine, en particulier, des organisations professionnelles et syndicales, des organisations de consommateurs agréées, des chambres d'agriculture, des chambres de métiers ou des chambres de commerce et d'industrie territoriales.

Lorsque l’Autorité est consultée en application de la procédure d’Avis, elle ne peut statuer formellement ni sur le fait de savoir si une pratique spécifique est ou serait contraire au droit de la concurrence ni sur la possibilité d’accorder à une pratique le bénéfice d’une exemption au titre des articles 101.3 du TFUE et L.420-4 du Code de commerce. Néanmoins, l’Autorité peut indiquer dans le cadre de cette procédure les grandes lignes d’analyse qu’elle serait amenée à suivre si elle était saisie en matière contentieuse et les conditions générales qui lui permettraient de constater que l’accord est susceptible de bénéficier d’une exemption.

Mettant à profit cette faculté, l’Autorité, saisie par le médiateur du cinéma, a rendu le 16 avril 2021 un avis destiné à éclairer les distributeurs d’œuvres cinématographiques sur leur projet de mise en place d’un calendrier concerté pour la sortie des films, en vue de la réouverture post-Covid des salles de cinéma (l’« Avis »)4.

L’ Autorité sensible à l’impact de la pandémie sur les entreprises

Conséquence de la pandémie, la sortie de nombreux films a dû être reportée en raison des périodes d’accès réduit ou de fermeture des salles de cinéma. Dans ce contexte, l’accord envisagé par les distributeurs de films, bien qu’il n’ait pas été précisément formalisé, aurait pour objet de déterminer de manière transparente, organisée et limitée dans le temps, un calendrier de sortie des films. 

A cet égard, l’Autorité estime que la coopération envisagée, en ce qu’elle associerait des entreprises de distribution aux fins d’élaborer un calendrier commun de sortie des films, traduirait un concours de volontés entre des entreprises concurrentes et tomberait donc dans la qualification d’entente au sens du droit de la concurrence. En effet, une telle coopération pourrait être par nature considérée comme anticoncurrentielle, dès lors qu’elle supprime toute concurrence entre les distributeurs dans le cadre de leurs négociations avec les diffuseurs sur le calendrier de sortie de chacun des films qu’ils distribuent. 

Dès lors, l’Autorité en conclut qu’ « il n’est pas exclu qu’un accord entre distributeurs portant sur la date de sortie des films en salle puisse être considéré comme comportant une restriction de concurrence par objet ou par effet, soit parce qu’il pourrait être assimilé, compte tenu de son objet, à une entente destinée à une répartition de marché dans le temps, soit parce qu’il pourrait avoir pour effet d’affecter la concurrence réelle, en supprimant l’un des paramètres sur lequel les distributeurs se font concurrence, ou la concurrence potentielle, en pouvant rendre plus difficile, pour certains distributeurs ne participant pas à l’accord, notamment d’éventuels nouveaux entrants, la diffusion de leurs films en salle ».

Toutefois, l’Autorité considère qu’un tel accord pourrait malgré tout se voir accorder, sous conditions, le bénéfice de l’exemption individuelle prévue aux articles 101(3) TFUE et L.420-4 du Code de commerce. L’Autorité souligne en l’espèce que l’objectif de « préserver la diversité de l’offre cinématographique et la plus large diffusion des œuvres conformément à l’intérêt général, dans une période exceptionnelle caractérisée à la fois par l’accumulation d’un stock de films sans précédent et par de probables restrictions d’ordre sanitaire lors de la réouverture des salles », et d’éviter « la disparition des acteurs les plus fragiles, et le risque d’un appauvrissement de l’offre existante, au détriment des intérêts des spectateurs », constituent potentiellement des objectifs légitimes susceptibles de justifier une exemption individuelle. Cette exemption sera toutefois soumise à la nécessité pour les parties prenantes de démontrer que l’accord, limité au seul calendrier de sortie, laisserait subsister une concurrence entre les distributeurs sur d’autres paramètres (nombre d’établissements dans lesquels les films seraient diffusés, nombre de copies, horaires des séances, durée d’exposition, négociations commerciales avec les exploitants de salles, paramètres économiques des contrats).

La portée de l’exemption envisagée par l’Autorité est donc limitée. Cependant, l’opportunité d’une exemption individuelle pour un accord entre concurrents est suffisamment exceptionnelle pour être soulignée ; il est en effet particulièrement rare que des accords horizontaux visant à restreindre la concurrence puisse remplir les conditions posées par les articles 101(3) TFUE et L.420-4 du Code de commerce. De ce point de vue, l’avis de l’Autorité ouvre donc une porte aux entreprises susceptibles d’être affectées par la crise sanitaire, bien au-delà du secteur du cinéma. Une perspective d’autant plus intéressante que la possibilité d’une exemption n’est pas limitée par l’Autorité au très court terme, mais pourrait couvrir le reste de l’année 2021 et une partie de l’année 2022.

Cette grille d’analyse est encourageante pour toutes les entreprises qui envisageraient de faire une demande de confort à l’Autorité – de façon informelle ou par le biais de la procédure d’Avis – dans d’autres secteurs subissant, eux aussi, les effets de la pandémie, et les autorise désormais à envisager une coopération entre concurrents pour lutter contre les effets les plus néfastes de la crise. 

Et ailleurs ?

A ce stade, la Commission n’a eu l’occasion de faire usage de ses lettres de confort que dans le secteur pharmaceutique. Le 8 avril 2020, la Commission a ainsi approuvé, sous condition, la coopération souhaitée par des entreprises du secteur pharmaceutique afin de faire face aux difficultés de production et de distribution de médicaments en raison de la pandémie5. De même, le 25 mars 2021, elle a de nouveau donné son accord à une demande de coopération liée au secteur pharmaceutique en vue de la production de vaccins contre la Covid-196

En revanche, à l’instar de l’Autorité, le Bundeskartellamt (l’Autorité allemande de concurrence) a lui aussi envisagé un assouplissement des règles de concurrence au bénéfice d’autres secteurs industriels. Le 9 juin 2020, le Bundeskartellamt affichait ainsi son soutien à l’industrie automobile en approuvant – là encore sous conditions – des mesures de coopération entre constructeurs automobiles en vue de relancer la production7

Dans ce contexte, les entreprises qui souhaiteraient mettre en place une coopération ponctuelle destinée à lutter contre les effets de la crise du Covid-19, que ce soit au niveau français ou pan-européen, ont tout intérêt à envisager une consultation des autorités compétentes afin de faire valider leurs projets.

 

Notes de bas de page :

  1. Règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité.  
  2.  Communication de la Commission européenne, 8 avril 2020, « Cadre temporaire pour l’appréciation des pratiques anticoncurrentielles dans les coopérations mises en place entre des entreprises pour réagir aux situations d’urgence découlant de la pandémie actuelle de COVID-19 ».
  3.  Le 22 avril 2020, l’Autorité a publié un communiqué de presse dans lequel elle indiquait avoir donné son aval à une association professionnelle d’opticiens souhaitant adresser un courrier aux bailleurs de ses adhérents afin de solliciter de leur part un aménagement des loyers commerciaux en raison des fermetures administratives imposées en France lors du premier confinement. Voir, Autorité de la concurrence, 22 avril 2020, « L’Autorité éclaire une association professionnelle sur ses possibilités d’action concernant les loyers de ses adhérents dans le cadre de la pandémie actuelle de COVID-19 ».
  4. Autorité de la concurrence, 16 avril 2021, Avis n°21-A-03 relatif à une demande d’avis du Médiateur du cinéma sur les modalités de sortie des films en salle.
  5. Commission européenne, 8 avril 2020, “Comfort letter: coordination in the pharmaceutical industry to increase production and to improve supply of urgently needed critical hospital medicines to treat COVID-19 patients”.
  6. Commission européenne, 25 mars 2021, “Comfort letter: cooperation at a Matchmaking Event – Towards COVID19 vaccines upscale production”.
  7. Bundeskartellamt, “Crisis management measures in the automotive industry - Bundeskartellamt supports the German Association of the Automotive Industry (VDA) in developing framework conditions under competition law aspects”. 

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